La Voix de Cassandre est initialement un texte théorique que j'ai écrit en 2013 dont l'objet d'étude se focalisait sur la sirène d'alerte : objet sonore et prophétique, avertissant par son signal la population d'un danger à venir. Phase exploratoire de recherche, manipulation littéraire, cette nouvelle version en est l'adaptation en nouvelle d'anticipation. Pour l'occasion, j'ai invité la graphiste Léna Araguas à collaborer pour donner forme à cette proposition.
Diffusée par le Salon du salon
Extrait I :
Vers minuit, la migraine d'Arecibo s'était intensifiée. Toute la journée, le plafond obscur et évidé du laboratoire lui avait renvoyé un vacarme incessant de voix superposées. Grave, rauque, rocailleuse, soufflée, sifflée, chuchotée, Babel délirante et insensée, ces voix surgissaient de cette béance pour se répercuter en polyphonie dissonante de part et d'autre de la pièce. Intelligibles ou non, leurs trajectoires continues s'entrecoupaient sans cesse, détrônant le proche pour faire surgir le lointain. Matière malléable, l'espace aspiré s'ouvrait sur de nouvelles étendues et se rétractait, ramenant l'air gorgé de tous ces sons en un va-et-vient constant.
Ce noir tourbillonnant et agressif, Arecibo y était habituée. Ayant intégré l'agence depuis plusieurs années, elle était devenue par la logique de l'ascension du département, responsable de ce service, communément appelé le laboratoire des rumeurs. Formée auprès des plus grandes oreilles du gouvernement, elle avait été récompensée en 2049 par le président lui-même pour l'excellence de son savoir en écoute d'anticipation. Être en charge de la programmation des signaux d'alerte national s'annonçait comme la nouvelle étape inéluctable de son parcours.
Extrait II :
Je pénètre dans le laboratoire des rumeurs. L'intégralité de l'espace est plongé dans la pénombre, accompagné par un silence dont le poids m'oppresse. Tout y est statique. Tout y est comprimé. Je m'avance en direction du fauteuil : seul le bruit du frottement de mes manches sur mes flancs se fait entendre. Je fléchis mes genoux, pivote et m'y installe. Je m'allonge. Mon bras se tend sur la droite, ma main se dirige vers le bouton pour déclencher l'ouverture du plafond. Je sens une appréhension resserrer mon ventre pour remonter jusqu'à ma main. Elle tremble, je l'enclenche. Fulgurance de la fente, les parois s'écartent, se distendent en spirale pour m'introduire au noir. Mes yeux se familiarisent avec cette obscurité. Ce qui semblait une surface plane, réfléchissante et dense, se dilate : invitation à la chute inversée, je plonge. Par un rapport de force opposée, l'aspiration domine la gravitation. Mon corps s'oublie. Mon esprit reste en alerte. Il s'évade, s'engage et entame la dérive horizontale. Je connais celle que je dois retrouver mais ne sais où la localiser. Mes oreilles se concentrent, attentives au moindre indices. J'affronte une marée de voix dont l'assurance m'insupporte. Je les balaie toutes, les repousse sur ma gauche et sur ma droite, en quête de celle qui est frêle et sûrement devant moi. Je l'imagine absorbée par une autre. J'imagine une superposition poreuse où elle serait perdue dans des intonations aigües. J'en déchiffre une première, et la cinquième. Alors que je m'attèle à cette constellation : elle surgit. J'entends un son mécanique prolongé et modulé. Je me contracte. Il monte et il descend en s'étirant dans le temps. J'entends un son dont la variation des fréquences est très réduite et rapide. Je me crispe. J'entends un son qui jaillit, monte, atteint sa fréquence maximale pour ensuite se stabiliser et redescendre lentement. J'en suis enveloppée. J'entends un son au potentiel cyclique se répéter sans discontinuité. J'entends un signal régulier, invariable et prévisible, me provoquant le vertige. Le son atteint un niveau sonore très élevé. Je suis entrain d'écouter son bourdonnement et tombe.