Le travail, à la fois formel et érudit, de Lauren Tortil part d’une recherche généalogique non exhaustive sur les «grandes oreilles», ces dispositifs militaires d’écoute à distance, hérités des technologies de guerre du XXe siècle. Leurs formes fascinantes renvoient à un imaginaire proche de la science-fiction et de l’espionnage, relevant d’un intérêt pour le rétrofuturisme, ces figures d’anticipation utopique du passé. Cette étude documentaire et théorique est à la base d’un travail plastique que l’artiste développe sous forme d’installations sonores, de films, d’éditions ou de sculptures. De fait, c’est d’abord la forme spécifique de ces reliques technologiques qui intrigue l’artiste et qui appelle une démarche iconographique fondée, un peu comme chez l’historien d’art Aby Warburg, sur des motifs formels. En résulte une collection personnelle, ni scientifique ni réellement chronologique, associant images militaires, peintures fantastiques, archéologie et projets scientifiques parfois improbables. Certains, comme ces immenses miroirs acoustiques en béton créés pour la Royal Air Force britannique pendant la Première Guerre mondiale, ont d’indéniables qualités sculpturales, entre abstraction géométrique, architectures utopiques et expérimentations formelles modernistes de type Bauhaus. Replaçant ces images dans un dispositif littéraire, son projet le plus récent déploie une correspondance fictive entre l’inventeur du stéthoscope au XIXe siècle, un agent de l’armée américaine durant la Guerre froide et un informaticien de la DGSE d’aujourd’hui. De fait, plutôt que de tenir un discours sur la surveillance, les oeuvres de Lauren Tortil immergent le spectateur dans des expériences sensorielles et fictionnelles. Pointant la part de mystère qui entoure aujourd’hui ces fossiles militaires et politiques abandonnés, elle propose un retournement de situation avec effet miroir : comme s’il s’agissait de surveiller les dispositifs de surveillance et d’écouter les capteurs sonores eux-mêmes afin qu’ils nous renvoient à leur tour les signaux fragmentés d’histoires transmises à distance, non plus géographiques mais historiques.
Texte de Guillaume Désanges
Archive imprimée d’une station radar de la ligne DEW (Distant Early Warning Line) prise dans les années 90 au Canada, saisie par l’artiste, 2017
FR
EN