Texte de Flóra Gadó
Archive imprimée d’une station de radar de la DEW Line (Distant Early Warning Line) prise en 1994 au Canada pendant la Guerre froide, saisie par l’artiste, 2016

Dans ce court essai, j'aimerais examiner les derniers projets de Lauren Tortil, qui a participé au programme de résidence Générator en 2015/16. Cette résidence de longue durée permet aux artistes de se concentrer sur leur travail, de développer de nouveaux projets et de participer à plusieurs expositions. Après avoir présenté les stratégies artistiques de Tortil et ses intérêts en général, j’examinerais ses travaux antérieurs de 2013-2014 ainsi que les projets récents sur lesquels elle a travaillé pendant sa résidence. Je présenterais également une exposition organisée par 40mcube à Hub Hug, à Liffré, où Tortil a présenté ses nouvelles installations, conçues et produites pendant la résidence.

Dans ses installations – objets, micro-architectures, textes et récemment films et vidéos – Lauren Tortil traite de la question du son, du processus d’écoute et de leurs relations avec l’architecture, la politique et la société. L’artiste considère le processus d’écoute comme un processus de connaissance: un mélange entre la notion de Deep Listening définie par Michael Bull et Les Back comme une écoute agile et l’écoute causale décrite par Michel Chion qui consiste à «écouter un son afin d’avoir des informations au sujet de sa source». Se basant sur des faits et des phénomènes contemporains tels que les dispositifs de surveillance modernes (NSA, Echelon, Frenchelon) qui sont fréquemment utilisés par les gouvernements dans un contexte géopolitique, Tortil a choisit d’examiner des méthodes similaires qui se sont produites dans le passé afin de mieux comprendre le présent. C’est pourquoi la pratique de Tortil est fondée sur la recherche: en analysant des situations et des événements importants dans le passé (au XXe siècle), ses œuvres établissent des liens étroits avec les tendances contemporaines. Le premier résultat se présente sous la forme de documents imprimés et de présentations publiques fournissant des informations plus détaillées sur le sujet. L’autre résultat est l’œuvre au sens classique du terme, qui n’est jamais une simple illustration ou description, mais une «situation» complexe et expérimentale qui sollicitent de différentes manières la présence du spectateur.
Lauren Tortil porte un vif intérêt pour les miroirs acoustiques – considérés comme les précurseurs du radar – construits sur les côtes anglaises entre 1916 et 1930. Aujourd’hui, ces étranges objets architecturaux marquent une époque et un état d'esprit spécifiques (même si beaucoup de gens ont oublié leur fonction et leur importance antérieures). «Ces miroirs acoustiques étaient destinés à alerter rapidement l’arrivée des avions ennemis» nous précise l’artiste. Nous pouvons voir ici que les premiers efforts pour écouter le son ne peuvent pas être séparés des objectifs militaires, et cette dimension précisément qui intéresse Lauren Tortil. Comme elle le résume, elle est curieuse de comprendre ces dispositifs militaires car ils ont la faculté d'augmenter la capacité d'écoute. Dans le cadre de ses recherches, elle visite des lieux comme Dungenesse en Angleterre (Absorbant Mirror, 2013), où l'on peut trouver trois types de miroirs acoustiques. Se comportant comme une anthropologue sur le terrain, elle réalise des films et prend des photos qui feront plus tard partie du travail lui-même. À travers son projet (Sound Miniature, 2016), elle démystifie les sites et attire l’attention sur leur fonction d’origine, en les «dé/re-construisant» d’une manière particulière.
Elle s’intéresse également à d’autres sites architecturaux telles que les paraboles installées en 1962 à Pleumeur-Bodou, en Bretagne, ou la ligne DEW au Canada (ligne composée de stations radar américaines devenues désuètes). Elle porte son attention également sur des objets courants comme le stéthoscope, inventé par René Laënnec ou des appareils auditifs qu’elle construit de manière ludique. Elle enquête en même temps sur l'histoire du son de l'alarme. Comme elle le précise : «J'utilise des dispositifs sonores comme le stéthoscope ou l'antenne parabolique pour révéler des sons qui existent mais qui ne sont pas audibles pour l’Homme. J'utilise ces instruments pour ouvrir l'espace de notre perception auditive». Il est important de noter que l'artiste n'est pas animée par une attitude nostalgique. Elle traite ces lieux et ces architectures de manière critique. Il serait également faux de voir ces installations comme des visions technophobes condamnant notre ère numérique et notre réalité virtuelle. L’approche de Tortil est beaucoup plus théorique et s’appuie sur les idées de philosophes post-structuralistes français tels que Michael Foucault, Gilles Deleuze, des penseurs contemporains tel que Jacques Rancière et des théories relatives à la musique et aux Sound Studies. Un bon exemple de cette stratégie de recherche est son édition composée de trois livrets (2013), qui présentent différents dispositifs militaires liés à la surveillance : les miroirs acoustiques, «les grandes oreilles» et le camouflage Dazzle. Par conséquent, les questions que nous pouvons nous poser sont: comment le côté théorique – avec la recherche au centre de la démarche artistique – vise-t-il à «devenir» art? Quel est le rôle de la rencontre de la réalité et de la fiction dans les installations? Comment la participation du spectateur devient essentiel pour l’oeuvre?

Avant d’analyser la récente installation de Tortil, j’aimerais décrire quelques-uns de ses premiers projets. Reflected Voice (2013) est une installation sonore minimaliste composée de deux paraboles inspirées des miroirs acoustiques (mentionnés ci-dessus) et de leurs caractéristiques techniques et acoustiques. Comme le titre l'indique, pendant que le son (une voix) est émis par l'une des paraboles à l'aide d'un petit haut-parleur, nous ne pouvons l'écouter uniquement depuis l'autre parabole. Présentée dans une galerie, la pièce ressemble presque à un «objet trouvé» du siècle précédent. L’origine du son est absente. Ainsi le corps du spectateur et sa perception deviennent le centre de l’installation. Sans le participant, la pièce ne remplirait pas son «objectif». Nous pourrions donc considérer le spectateur ou l'auditeur comme une sorte d'animateur qui participe pleinement à l’activation du processus : le rebond du son, en particulier celui d’une voix.
L'installation La voix de Cassandre (2014-16) est une «sculpture sonore» qui s’inspire du son de la sirène d’alerte, inventée par Cagniard de la Tour en 1819. L'artiste a d'abord écrit un essai théorique sur la sirène d’alerte, en établissant un lien avec la figure de Cassandre – prophétesse de la mythologie grecque. Ce parallèle repose sur le fait que Cassandre et la sirène d’alerte ont toutes les deux la capacité de prévoir l'avenir. Après avoir publié ce texte, Tortil a commencé à travailler sur l’œuvre elle-même. Par le biais d’un système électromagnétique qui permet à des ondes lumineuses d’interagirent avec des fréquences radiophoniques, cette rencontre se traduit par un son spécial qui nous renvoie à celui de la sirène d’alerte. Ce processus compliqué, lié à la physique, prend forme dans une installation minimaliste qui ressemble elle-aussi à un ancien outil de divinité.

Lauren Tortil a participé au programme de résidence Générator en 2015/16, organisé par 40mcube, avec trois autres artistes. L'exposition au Hub Hug à Liffré présentait des œuvres très récentes des quatre artistes. Le projet de Tortil pouvait être interprété comme une installation composée d’une vidéo, de petites structures métalliques et d’affiches accrochées au mur et au sol. Ce projet englobe les différentes couches d'inspiration de l'artiste de manière énigmatique. Premièrement, nous pouvons voir de petits maquettes ressemblant à des structures architecturales qui semblent désormais familières avec l’œuvre de Tortil : Sound miniature (2016) s'inspire de la période de la guerre froide et évoque des stations radar obsolètes de DEW Line au Canada et en Alaska. Selon l’artiste, ne pouvant se rendre sur place, elle souhaitait créer une installation qui pourrait être une sorte de «substitution» de la véritable expérience. Les maquettes sont similaires à la structure des stations de la DEW Line, mais ne sont plus que des versions miniatures : elles ne cherchent ni à être reconnaissables ni à illustrer ces stations spécifiques mais à créer un «simulacre». En transformant les sites d’origine – énormes – en versions réduites, les modèles ressemblent à ce qu'on appelle des «anti-monuments» qui déconstruisent le pouvoir des originaux. Les textes poétiques sur les affiches – qui sont essentiels pour comprendre la manière dont l’artiste utilise souvent les textes dans ses œuvres – créent un «scénario fictif» où une expérience sonore et sensorielle serait à vivre ici et maintenant en même temps qu’ailleurs. Le spectateur est projeté mentalement de l'espace d'exposition vers une expérience sonore et immersive qui se déroulerait sur un des sites mentionnés ci-dessus, au Canada, à l'époque de la guerre froide. L’artiste compte sur la «participation mentale» du spectateur, aidée par le biais des textes. Ces textes ne suivent aucune linéarité, ni le temps exact ni le narrateur ne sont décrits, mais ils nous plongent dans une situation intemporelle, soulignée par les maquettes utopiques en aluminium et leur mise en espace. Selon l'artiste, cette installation pourrait également être considérée comme une «partition sonore» écrite pour l'espace lui-même. Les structures «formalistes» s'animent avec les textes et la présence d’une vidéo. Soit trois médiums différents qui s'enrichissent mutuellement et qui rappellent aux spectateur que le silence ne peut jamais être séparé du son.
La deuxième pièce, Preview (2016), est une projection vidéo sans son, installée dans un couloir. Elle a été tournée à Pleumeur-Bodou, en Bretagne, au Pôle Phénix, et présente l'une des paraboles utilisées en 1962 pour capter les premiers signaux de télévision transatlantiques entre l'Europe et l'Amérique du Nord. L'artiste utilise une des antennes paraboliques satellites pour capturer le son de la lune en collaboration avec des radioamateurs. Bien que le parc de la Cité des télécoms soit ouvert au public, ce site du Pôle Phénix est un espace fermé. C’est la raison pour laquelle l’artiste utilise le support vidéo: ne pouvant créer une installation sonore in situ, elle utilise la vidéo pour traduire l’expérience du site. Tortil joue alors avec la notion d'être là et de ne pas être là, et met l'accent sur l'aspect paradoxal de la proximité et de la distance. Par conséquent, elle présente la parabole de manière isolée, plutôt comme un «non-site», un instrument mystérieux au coucher du soleil, qui fonctionne uniquement aujourd’hui comme un «fétiche» (il peut toujours être considéré comme un repère de la naissance de la télévision). Le titre est explicite: Preview est l'aperçu ou un aperçu de son prochain court métrage En libre suspens qui examinera le site de Pleumeur-Bodou plus en détail. Dans ce travail, Tortil souligne également la similitude des éléments architecturaux et des aspects techniques entre les miroirs acoustiques de la DEW Line et les paraboles de la Cité des télécoms en nous montrant le lien entre les pratiques militaires et celles de communication. L'aspect muet de la vidéo est également important. L’artiste attire l'attention sur le son de l'espace d'exposition lui-même: le mouvement du visiteur devient la «bande son» de l'installation. En d'autres termes, parallèlement à la vidéo muette, l'artiste a créé artificiellement les caractéristiques techniques de la parabole représentée dans la vidéo. La bande-son est l’enregistrement sonore de la galerie en temps réel. Les visiteurs peuvent écouter la présence de ce qui s’est passé à un moment donné dans l’espace (des gens qui parlent, des chants d’oiseaux, l’installation sonore d’un autre artiste). La forme du couloir a été créée pour renforcer également cette situation acoustique.
Ces thèmes et ces œuvres me rappellent le projet Liquid Horizon (1999-2002) du photographe hongrois Gábor Ősz. Dans cette série photographique, il transforme les bunkers du mur de l’Atlantique, construits par l’Allemagne nazie, en caméra obscura, et crée ainsi des paysages presque monochromes. Même si Tortil ne s’approprie pas les miroirs acoustiques et d’autres sites dans ce sens, son approche pourrait également la conduire dans cette direction intéressante.